LE VERBE COMMENCER ET SES PRÉPOSITIONS

 

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Filip Verroens

 

Vrije Universiteit Brussel

 

filipverroens@hotmail.com

 

 

1. Introduction

 

Un bon nombre de linguistes se sont intéressés à la place importante que prennent les verbes aspectuels dans l’interface syntaxo-sémantique. Nous avons conçu le projet de nous engager sur la même piste[1]. Nos données, utiles pour le volet syntactico-distributionnel, proviennent de corpus oraux, réunis dans le projet ELICOP[2], de même que de corpus écrits littéraires et journalistiques du XIXe et XXe siècles.

 

Contrairement à ces prédécesseurs qui ont surtout débattu la question si commencer + SN équivaut à commencer + prép. + Vinf ,  nous nous intéressons particulièrement à l’emploi des diverses prépositions que sélectionne ce verbe. Afin de mieux délimiter notre champ de travail, il faut que nous ouvrions d’abord une petite parenthèse sur l’emploi de commencer en tant que verbe intransitif (commencer + Æ). Ensuite,  nous allons examiner quatre prépositions dont l’emploi est attesté (à, de, par) ou souvent contesté (avec).

 

Dans ce qui suit, les questions suivantes nous occuperont :

a)      Est-ce que l’emploi de l’une ou l’autre préposition engendre un sémantisme singulier et,  le cas échéant,  comment le caractériser ? 

b)      En cas de réponse négative à la première question, y a-t-il alors concurrence entre les diverses prépositions pour un même sens et de quel ordre est-elle?

 

2.  Commencer Æ

 

Du point de vue statistique, commencer Æ  n’est devancé que de très peu par commencer à. Nous avons repéré 181 fois (31,15 %) commencer Æ  par rapport à 198,5[3] fois commencer à + Vinf soit 34,16 % sur un total de 581 occurrences.

 

En général, nous pouvons constater sur le plan sémantique que commencer intransitif est très souvent suivi d’un complément adverbial introduit par une préposition dont le sens ressortit aux domaines temporel (1,4),  spatial (2,4) ou modal (3).

 

(1)     La phase aïgue commencera dans la dernière semaine d’avril.                  

(2)    Pour les malades, le monde commence au chevet et finit au pied de leur lit. (Balzac)  

(3)     Voilà une année qui commence en mineur pour la France. (Ampère)     

(4)   Le jardinier a commencé par là ce matin.

 

 

Sur le plan syntaxique, nous estimons que le complément adverbial est nucléaire dans tous les enoncés, mais nous avons à distinguer les trois premières phrases à sujet contrôleur [C+] de la dernière à sujet non contrôleur [C-]. Les trois premières phrases comportent des structures intransitives tandis que dans le dernier exemple il ne s’agit pas d’une construction intransitive mais bien d’une structure transitive absolue (à réalisation zéro).

 

Dans ce qui suit, les prépositions ne relèvent moins du domaine spatio-temporel ou modal mais servent plutôt à construire l’aspect de l’infinitif ou du syntagme nominal dans le cadre X commence à/de/par/avec Y.  Nous pourrions dire qu’elles sont en quelque sorte plus grammaticalisées que dans la structure commencer Æ  .

 

3. Commencer à versus commencer de

 

Si le Trésor de la Langue Française (1971 : 1112)[4] mentionne que dans leur documentation, commencer à est 4 à 5 fois plus fréquent que commencer de,  notre corpus, en revanche, montre une disproportion encore plus importante de 198,5 fois  (34,16 %) commencer à par rapport à 11,5 fois (1,98 %) commencer de sur un total de 581 occurrences. Il convient donc de nuancer lorsque Grevisse considère commencer de « très fréquent dans la langue écrite ».

 

3.1 Différence aspectuelle

Plusieurs lexicographes (e.a. Littré, Petit Robert), certains linguistes (notamment Blinkenberg 1960, Peeters 1993), voire les Académiciens  se sont occupés de la question si les deux structures commencer + à + Vinf et commencer + de + Vinf divergent substantiellement l’une de l’autre au niveau sémantique.

 

3.1.1  Différence aspectuelle marquée par la préposition

Dans la Pensée et la Langue (1936 : 338), Ferdinand Brunot remarquait déjà que l’emploi prépositionnel de commencer balance entre à et de : « aujourd’hui encore, un verbe comme commencer hésite entre à et de : Je commence à avoir envie d’écrire (Flaubert, Lettre à G. Sand, CXVI).  On ne peut cependant pas dire que le choix entre les différentes constructions soit toujours indifférent. D’une façon générale, il semble que la préposition à accompagne les verbes qui expriment une tendance de l’activité, soit physique, soit mentale, vers un objet […] Le XVIIe s. paraît avoir eu un vague sentiment de cette valeur de à, mais à un moindre degré cependant qu’à l’époque actuelle, où les théoriciens se sont efforcés de l’établir »

Selon l’Académie, commencer de marquerait une action qui aura de la durée et qui n’en est qu’à ses débuts, ce qui distinguerait l’usage de commencer à ; autrement dit : commencer à désigne une action qui indiquera du progrès et de l’accroissement vers un but ; commencer de s’applique à une action de peu de durée, pouvant continuer jusqu’à la fin et non comme tendant à un but. 

 

3.1.2 Différence aspectuelle marquée par l’infinitif

 Le Trésor de la Langue Française (1971 : 1112) n’entrevoit pas une distinction absolue entre les deux constructions mais signale toutefois la prédisposition suivante « On emploie plus volontiers à devant les verbes indiquant que l’action aura un développement (commencer à devenir, à (s’) inquiéter, à comprendre) par opposition aux verbes n’indiquant qu’une simple durée (commencer de lire, d’écrire [une lettre, un roman], de vivre). » Les exemples, extraits du Larousse (1869 : 713-714), illustreraient la dichotomie : dans (5) et (6) l’enfant entame une action de longue haleine qui se développe vers une finalité c.-à-d. savoir parler/écrire tandis que dans (7), l’action brève ne tend pas à un but.

(5)     Cet enfant commence à parler.

(6)     Cet écolier commence à écrire

(7)  Nous sommes arrivés au moment où l’orateur commençait de parler.    

                 

Mais, les choses ne sont pas aussi évidentes que ça. Envisageons d’emblée ces paires minimales proposées par Peeters (1993) :

(8a) La blanchaille commençait à sauter au nez des perches ou des brochets.

(Bazin, Cri de la chouette)

(8b) Presque aussitôt, le véhicule commençait de sauter sur la route devenue plus mauvaise.

 (Camus, L’exil et le royaume)

(9a) Le prêtre, courbant le front, commença à réciter à mi-voix une prière d’actions de grâces.

(Martin du Gard, Les Thibault)

(9b) Elle commença par exemple de me réciter des vers. (Duhamel, Cri des profondeurs)

(10a)  Une pluie fine commence à tomber. L’angélus sonne. (Bernanos, Monsieur Quine)

(10b)  Vers cinq heures commença de tomber une petite averse. (Gide, Paludes)

 

Une première observation superficielle nous apprend instantanément que les deux prépositions paraissent permutables sans que cela ne puisse être expliqué. Cette poignée d’exemples suffit déjà pour mettre en doute la disparité sémantique avancée par certains auteurs.

 

3.1.3 Analyse plus approfondie de l’aspect du verbe infinitif

Une analyse plus approfondie de l’aspect du verbe infinitif renforcera encore l’idée d’un sémantisme identique :

 

verbe statique[5] :           

(11)  Il commence à en avoir marre.

(12)  […] qui tranche un peu sur le fond commun des habitants de l’endroit et qui cessera d’être redoutable quand il commencera de leur ressembler.  (Barbey d’Aurevilly, Premier Mémorandum)

verbe dynamique imperfectif :     

(13)  À moitié ruinée par le vandalisme révolutionnaire, elle avait été magnifiquement rétablie depuis la restauration, et l’on commençait à parler de miracles.  (Stendhal, Le Rouge et le Noir)

(14)  Hein ! Hein ! Ma fatuité commence de le croire. (Barbey d’Aurevilly, Premier Mémorandum)

verbe dynamique perfectif :                         

(15)  Elle écoutait avec délices les gémissements du vent dans l’épais feuillage du tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares qui commençaient à tomber sur ses feuilles les plus basses. (Stendhal, Le Rouge et le Noir)

(16)  Les étoiles du ciel commençaient de jaillir. (Lamartine, La chute d’un ange)

 

Les énoncés ci-dessus nous apprennent que l’aspect du verbe infinitif ne semble pas imposer une certaine compatibilité avec la préposition déterminant le régime de commencer.  Blinkenberg a avancé la notion de « valeur zéro » :

 

«  Il est évident que la coexistence, sans une différenciation nette de sens, d’objets directs ordinaires avec des objets infinitifs amenés par de ou à prouve sans conteste que ces prépositions sont arrivées parfois dans leur évolution sémantique à la valeur zéro. La même valeur zéro de la préposition pour d’autres fonctions de l’infinitif dans la phrase, induit à reconnaître dans la préposition un « indice d’infinitif ».  Seulement, cet indice ne se place pas librement devant n’importe quelle fonction : il est donc absolument impossible d’y voir un simple morphème ; les conditions qui en régleraient l’emploi n’auraient pas le caractère de généralité requis. » (1960 : 230)

 

Ce qui précède permet de constater l’emploi variable de l’une ou l’autre préposition et corrobore l’assertion qu’il n’existe point de différence  sémantique entre les deux structures commencer + à + Vinf et commencer + de + Vinf.  N’ayant pas de valeur sémantique spécifique, une concurrence s’installe entre elles.

 

Plusieurs auteurs se sont néanmoins efforcés – quoiqu’ils soutiennent le sémantisme identique des deux structures – de trouver des particularités, cette fois-ci, morpho-syntaxiques de l’une ou l’autre construction.

 

3.2 Différences sur le plan morpho-syntaxique

 

3.2.1 Différences sur le plan syntaxique

Hechmati-Ashori (1984 : 109) prétend qu’il y a quelques "exceptions" (sic) à la substition pure et simple de commencer à par commencer de : « Ainsi, on ne trouve pas dans notre corpus des exemples de commencer de suivis d’une forme attributive, ni même d’une locution avec avoir + suite. » Les citations suivantes vont pourtant à l’encontre de son expérience :

 

Une forme attributive :

(17)  Nous commençons d’être connues.  (Molière, Les Précieuses Ridicules)

(18)  […] j’espère que j’aurai une lettre d’elle demain. Sans cela, gare l’humeur ! – La nuit commence d’être avancée. Vais-je dormir ou travailler encore ? (Barbey d’Aurevilly, Premier Mémorandum)

Avoir + suite :

(19)     Un loup qui commençait d’avoir petite part…  (La Fontaine, Fables)

(20)     Je commence d’avoir plus d’espérance de mon retour que je n’en avais eu jusqu’ici. (Voiture, Lettres)

 

3.2.2 Différence sur le plan morphologique

Grevisse (2001 : 1287) signale que « Commencer de est très fréquent dans la langue écrite, au point que l’on peut considérer qu’elle a le libre choix, du moins quand ce verbe est au passé […] Sur les 59 ex. de  de que nous avons notés, commencer est seulement trois fois à l’indic. prés., et le de paraît alors plus affecté : Le simiesque commence DE se tempérer pour annoncer l’humain (j. rostand, Pensées d’un biolog., p. 86). »  En d’autres mots, Grevisse estime percevoir une relation entre les temps du passé et l’emploi de commencer de. À notre humble avis, nous croyons pouvoir dresser une liste aussi longue où commencer de figurent à l’indicatif présent ou à l’indicatif futur simple. Faute d’espace, nous nous limitons à quelques phrases exemples issues de notre corpus,  parmi lesquelles nous retrouvons 12 et 18.

 

(21)      J’espère que j’aurai une lettre d’elle demain. Sans cela, gare l’humeur ! – la nuit commence d’être

 avancée. Vais-je dormir ou travailler encore ? Ou…ou…ma foi !

 (Barbey d’Aurevilly, Premier Mémorandum, p. 177)

(22)     […] si nous prenons le pouvoir euh en mille neuf cent soixante-dix-huit nous commencerons de les appliquer si nous prenons le pouvoir seulement dans quinze ans et bien elles ils seront valables ces principes               (File=auvergne/tr010.txt)  

(23)     Après trois jours entiers du côté de l’aurore,

La terre des palmiers commencera d’éclore.

                                (Lamartine, La chute d’un ange, II, p. 1065)

(24)     […] qui tranche un peu sur le fond commun des habitants de l’endroit et qui cessera d’être redoutable quand il commencera de leur ressembler. (Barbey d’Aurevilly, Premier Mémorandum)

 

3.2.3 Différence sur le plan de la phonétique syntaxique

Une dernière infraction à l’équivalence établie des deux structures serait l’emploi de la préposition de afin d’éviter un hiatus dans l’usage soigné (apud e.a. Hanse, TLF). Lorsque commencer est à une forme qui se termine par une voyelle et / ou lorsque commencer se trouve devant des verbes commençant par une voyelle nous aurons recours à la préposition de.

           

(25) La foule commença d’arriver.  (pour : commença_ à _arriver)

 

Malgré les nuances ingénieuses alléguées ci-dessus, nous ne retenons que le dernier trait comme le seul valable. Autrement dit, « les deux [commencer + à + Vinf et  commencer + de + Vinf] sont corrects et d’un emploi indifférent pour le sens, même s’ils ne le sont pas toujours – mais c’est subjectif – pour l’oreille. (Hanse, 1987) » Comme conclusion intermédiaire, nous pouvons stipuler que les deux constructions se concurrencent aux niveaux sémantique et morpho-syntaxique, à l’exception de contraintes d’euphonie où commencer de l’emporte.

 

En tout état de cause, les chiffres nous montrent effectivement que l’on utilise davantage commencer de dans des contextes écrits et - à proprement parler - littéraires. Or, nous le rencontrons aussi, tant soit peu, dans des textes contemporains non-littéraires. Si Greidanus (1990) n’a relevé aucune donnée dans son corpus oral, pourtant identique au nôtre, nous en avons repéré deux et demie. En ce qui concerne la demi-donnée, voici l’explication :

 

(26) […] nous jouons nous dans une petite salle de cent places et euh il a commencé de à jouer par devant dix personnes à la fin de son spectacle […] (File=tours)

 

Nous remarquons ici une hésitation quant à l’emploi prépositionnel dans un contexte non-formel. L’exemple montre l’aisance du flottement de l’une à l’autre. Tout ceci affirme que nous ne pouvons exclure d’aucun contexte la présence de la construction commencer de.

 

Notons encore que, si la construction infinitive succédant au verbe commencer se présente de nos jours comme indirecte, elle ne l’a pourtant pas toujours été. L’attestation suivante nous apprend en marge que cette construction infinitive a évolué depuis le moyen français.

 

(27) Tous les aultres moutons, crians et bellans en pareille intonation, commencerent soy jecter et saulter en mer après, à la file. (Rabelais, Les moutons de Panurge)

 

Brunot (1936 : 337) l’a paraphrasé de la manière suivante : «  La construction des infinitifs est tantôt directe, tantôt indirecte. Au cours des siècles, cette construction a souvent changé. Tel verbe qui, en a.f., était suivi immédiatemment d’un infinitif, prend aujourd’hui une préposition, ou inversement. […] Il arrive aussi que tel verbe était suivi de à, qui aujourd’hui prend de, ou bien c’est le contraire. » Nous avons constaté que c’est en effet commencer + à + Vinf. qui semble à présent dominer tous les contextes.

 

4. Commencer à/de versus commencer par

 

Cette partie traite du rapport entre les deux structures commencer à/de et commencer par.

Pour ce qui concerne leur distribution, nous avons repéré 210 fois (36,14%) commencer à/de + Vinf par rapport à 34 fois commencer par+ Vinf soit 5,85% sur un total de 581 occurrences.

Plusieurs distinctions s’imposent autant au niveau sémantique qu’au niveau syntaxique.

 

4.1 Différence aspectuelle marquée par la préposition

Sémantiquement parlant, les deux structures désignent l’aspect cursif. Si commencer à/de marque la phase initiale du procès α-ω[6] d’une action singulière (appelé "aspect inscrit inchoatif"), commencer par a trait à la phase initiale du procès α-ω à l’intérieur d’une série d’actions hétérogènes (appelé "aspect circonscrit inchoatif ").

 

            (28) Je commence à ranger ma bibliothèque.                 (Je me mets à la ranger)

                (29) Je commence par ranger ma bibliothèque.                (Je fais d’abord cela, et après je ferai autre chose.)

 

Dans la langue populaire, il semble parfois[7] y avoir confusion entre les deux constructions, nonobstant la différence nette  de leur aspect.

« Commencer par.  Devant un infinitif : c’est une faute de l’employer, par analogie avec finir par, pour le début de l’action exprimée par l’infinitif (Il finit par m’ennuyer = À la fin, il m’ennuie). On ne dit donc pas : Il commence par m’ennuyer dans le sens de Il commence à m’ennuyer. Commencer par se dit, en parlant de personnes, dans le sens de faire en premier lieu : Commencez par vous taire, par n’en plus parler. (Hanse, 1987) » 

 

Précisons encore ceci. Les deux constructions commencent une action, mais ce n’est que commencer par qui évoque nettement le terminus ad quem afin d’entamer une nouvelle action différente de la précédente.

 

(30) Ils ont commencé par bourrer leurs pipes tout en marchant, puis ils ont pressé le pas et enfin ils se

                        sont mis à courir. (Bernanos, Le crime)

(31) Ils ont commencé à bourrer leurs pipes tout en marchant, puis ils ont pressé le pas et enfin ils se

                        sont mis à courir.

 

« Les deux ont commencé, mais pas fini, de bourrer leurs pipes avant de presser le pas. Le premier énoncé implique qu’ils n’ont pressé le pas qu’après avoir fini de bourrer leurs pipes. […] le cadre commencer par implique qu’une action est achevée ou qu’un état a cessé d’exister au moment où un autre événement prend la relève. (Peeters, 1993) »

 

4.2 Compatibilité avec un Vinf ou un SN

Syntaxiquement parlant, nous remarquons d’emblée que, contrairement à la structure com-mencer à/de, commencer par peut amener, outre une construction infinitive, un syntagme nominal dans sa suite.

 

(32) Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre chapeau. Est-ce une parabole évangélique et providentielle ?       (Balzac, La Peau de chagrin)

(33) Nous expirerons dans un bain d’or…hourra ! Et nous cabriolâmes derechef. Nous partageâmes en

héritiers, pièce à pièce, commençant par les doubles napoléons, allant des grosses pièces aux petites, et distillant notre […]               (Balzac, La Peau de chagrin)

 

Quant au statut de (semi-)auxiliarité, les opinions sont divergentes. Considérons le cadre ci-dessous.

 

Auteur

Wilmet[8]

Van Peteghem[9]

Sujet

L’ auxiliaire est « transparent » : il ne peut avoir que le sujet de l’auxilié

Le semi-auxiliaire  se construit avec un sujet /± humain/

(commencer par:  /-humain/ )

Transformation en sous-phrase

L’auxiliaire récuse la sous-phrase

-

Pronominalisation

L’auxiliaire récuse la pronominalisation en LE

L’auxilié ne peut être pronominalisé

(commencer par: pronominalisable )

Transformation en phrase clivée

L’auxiliaire récuse la focalisation en c’est…que

Le semi-auxiliaire forme une unité syntaxique très forte avec l’infinitif. La clivée est impossible.

(commencer par : possible)

Négation soudée

L’auxiliaire récuse la négation soudée

-

Conclusion

commencer à/de et commencer par sont des auxiliaires prépositionnels[10]

commencer à/de : semi-auxiliaire

commencer par : pas semi-auxiliaire

 

De ce cadre, nous retenons chez Wilmet ce qui est dit du sujet et de la sous-phrase. Remarquons que le sujet de commencer par est d’après notre corpus également caractérisé par le trait /± humain/, bien que ce soit de moindre fréquence. Pour les deux caractéristiques suivantes, à savoir la pronominalisation et la transformation en phrase clivée, il faut distinguer l’emploi de commencer à/de  de celui de commencer par. Finalement, nous croyons que la négation soudée est possible pour les deux constructions, eu égard à la différence de sens.

Tout ceci montre que commencer à/de diffère assez de commencer par sur le plan syntaxique.

 

5. Commencer par versus commencer avec

Dans les dictionnaires, la construction commencer avec paraît inexistante ou non-attestée. Dans la littérature, très peu de linguistes[11] reprennent cette structure. Quelques grammairiens l’écartent même catégoriquement :

 

Peeters (1993)

« Hechmati-Ashori (1984) elle-même observe que […] avec peut prendre la place de par ; or, il n’y a pas de cadre du type X commence avec Z. »

 

Hanse (1987)

 « Ne pas dire dans ce sens [c.-à-d. dans le sens de commencer par cela] avec cela, qui s’entend en France comme en Belgique, mais qui est nettement suspect. »

 

Toutefois, nous pouvons démontrer l’existence de commencer avec au moyen des attestations issues de notre corpus :

(34) C’est en 1981 que l’histoire du TGV, le train à grande vitesse, a commencé avec la mise en

          service de la ligne Paris Sud-Est.

(35) Les contes de fées commencent avec ‘il était une fois’.   (Verbert)

(36) J’ai commencé cette œuvre avec une fabrique de paniers.

(37) Le maître Fellini commençait chaque repas avec une noix.

 

Par ailleurs, nous croyons que la parenté entre commencer par et commencer avec  mérite d’être examinée.

 

5.1 Différence aspectuelle marquée par la préposition

Observons les paires minimales suivantes :

 

(38a) C’est en 1981 que l’histoire du TGV, le train à grande vitesse, a commencé par la mise en

          service de la ligne Paris Sud-Est.

(38b) C’est en 1981 que l’histoire du TGV, le train à grande vitesse, a commencé avec la mise en

          service de la ligne Paris Sud-Est.

(39a) Les contes de fées commencent par ‘il était une fois’.   (Verbert)

(39b) Les contes de fées commencent avec ‘il était une fois’.   (Verbert)

 

Dans les exemples cités, il nous semble que les deux structures sont interchangeables sans aucune différence sémantique. Aussi bien commencer par que commencer avec ont trait à la phase initiale du procès α-ω à l’intérieur d’une série d’actions hétérogènes. Examinons si la concurrence s’avère totale, autrement dit, regardons de plus près dans quelle mesure les deux

structures se concurrencent sur le plan syntaxique.

 

 

5.2 Compatibilité avec un Vinf ou un SN

Considérons les divers environnements syntaxiques dans lesquels pourraient apparaître les deux prépositions.

 

 

Formule

Exemple

            (40)

SN1 + V + par + SN2

[…] à huit heures et demie on commençait par une leçon de morale.    (File=auvergne)

            (41)

SN1 + V + avec + SN2

[…] à huit heures et demie on commençait avec une leçon de morale.

            (42)

SN1 + V + SN2 + par + SN3

Le maître Fellini commençait chaque repas par une noix.

            (43)

SN1 + V + SN2 + avec + SN3

Le maître Fellini commençait chaque repas avec une noix.

            (44)

SN1 + V + SN2 + par + Vinf

[…] il a été dans le secret de la fameuse disette, et a commencé sa fortune par vendre dans ce temps-là des farines dix fois plus qu’elles ne lui coûtaient. (Balzac)

            (45)

SN1 + V + SN2 + avec + Vinf

*[…] il a été dans le secret de la fameuse disette, et a commencé sa fortune avec vendre dans ce temps-là des farines dix fois plus qu’elles ne lui coûtaient. (Balzac)

            (46)

SN1 + V + par + Vinf

Il commence par marquer les passages qui lui paraissent nécessaires.

            (47)

SN1 + V + avec + Vinf

*Il commence avec marquer les passages qui lui paraissent nécessaires.

 

Notre corpus révèle un blocage dans la permutation au niveau des structures syntaxiques  commencer + SN suivi d’un infinitif introduit par avec (45) et commencer avec suivi d’un infinitif (47) qui se présente de fait comme une construction absolue de (45).

 

Nous constatons donc que la concurrence entre les deux structures n’est pas absolue et qu’une contrainte opère lorsque avec précède un infinitif. Quant à la distribution, nous avons repéré 96 fois (16,52%) commencer par (dans l’ensemble des structures) par rapport à 5 fois commencer avec soit 0,86% (également dans l’ensemble des structures). Or, nous soupçonnons que la structure commencer avec est plus courante – surtout en contexte oral - qu’elle ne le paraît à premier coup dans notre corpus. En conséquence, nous nous demandons si la  construction non-attestée commencer avec ne devrait pas avoir un autre statut. À notre avis, avec est une préposition sélectionnée par le verbe commencer qui se rencontre peu ou prou, mais qui se situe sûrement dans l’analogie de notre langue.

 

6. Conclusion

L’article porte sur des différences éventuelles entre les prépositions distinctes du verbe commencer , une problématique souvent confuse pour des apprenants en FLE.

Sur le plan quantitatif,  la distribution des occurrences dans notre corpus  se présente ainsi dans l’ordre descendant : commencer à > commencer par > commencer de > commencer avec. En outre, nous avons enregistré qu’il n’y a pas de grandes divergences entre les données issues du corpus écrit et celles du corpus oral.

Sur le plan qualificatif, nous avons d’abord constaté que les prépositions figurant dans la structure commencer Æ se distinguent des prépositions traitées ailleurs par le fait qu’elles ne sont pas grammaticalisées et qu’elles désignent nettement des registres spatio-temporel ou modal.

Ensuite, parmi les prépositions grammaticalisées attestées, nous avons repris le fil de la polémique intermittente concernant la prétendue différence aspectuelle marquée par la préposition entre les structures commencer à et commencer de. Nous n’avons remarqué aucune  différence d’ordre aspectuel ou autre qui nous empêche de dire que la concurrence est totale. Çà et là, et surtout en contexte écrit, il y a une légère propension à utiliser commencer de pour des raisons d’euphonie.

Quant à la comparaison commencer à/de versus commencer par, le premier marque l’aspect inscrit inchoatif, tandis que commencer par a trait à l’aspect circonscrit inchoatif. À côté de cette différence aspectuelle, il faut y ajouter quelques propriétés d’ordre syntaxique. Seul la dernière forme est compatible avec un complément SN.  Au niveau de la (semi-)auxiliarité, nous sommes d’avis que commencer à est plus grammaticalisé que commencer par.

Finalement, nous soulevons le problème concernant le statut de la structure commencer avec, considérée comme non existante par certains mais attestée dans notre corpus. Sauf devant infinitif, elle se présente pourtant à tous les niveaux comme un concurrent respectable de la structure commencer par.

 

 

 

Références bibliographiques

 

 

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© Filip Verroens. Círculo de Linguística Aplicada a la Comunicación 19, Septembre 2004. ISSN 1576-4737.

http://www.ucm.es/info/circulo/no19/verroens.htm

 

clac 19

 

page de garde



[1] Voir Verroens (2000).

[2] Étude linguistique de la communication parlée : http://bach.arts.kuleuven.ac.be/elicop.

[3] Vide infra pour l’explication de la demi-donnée.

[4] Le Trésor de la Langue Française (ibid.) considère la construction avec de plus fréquente au XXe siècle qu’au XIXe siècle. Bien que nous n’ayons pas effectué une étude diachronique poussée, nous avons obtenu des résultats diamétralement opposés pour les deux périodes.

[5] La terminologie de l’aspect est empruntée à Marc Wilmet (1998).

[6] Terminologie empruntée à Wilmet (1998, 314 : 327) : Le procès compris entre le TERMINUS A QUO (limite temporelle initiale) et le TERMINUS AD QUEM (limite temporelle finale) .              

 

[7] Nous ignorons la fréquence de ce phénomène.

[8] Wilmet, 1998, p. 319 sqq.

[9] Van Peteghem, 1980, passim.

 

[10] Juste après la rédaction de cet article, l’auteur a attiré notre attention sur le fait qu’il a reclassé les auxiliaires dans la 3e édition de sa Grammaire critique (2003, p. 338, §399). Désormais, commencer par ne figure plus parmi les auxiliaires. Nous remercions M. Wilmet pour cette note.

[11]Notamment Greidanus (1990), Verbert (1979) et Hechmati-Ashori (1984).